LE DIRE AU COURS DE L’EXPERTISE
EN PROCÉDURE CIVILE
Par Maître Eric DESLANDES, Avocat au Barreau de Paris.
Le dire est le vecteur principal par lequel l’avocat d’une partie s’exprime auprès de l’expert judiciaire et à ce titre, est un élément important de ce temps décisif constitué par les opérations d’expertise.
J’ai voulu illustrer mes modestes propos par des décisions en vous rapportant ce que les magistrats du fond sont, au quotidien, amenés à considérer à propos des dires, tant sur leur contenu, que sur leur communication tardive ou absente. Cette volonté de rapporter des informations pratiques vise bien évidemment à compenser l’aridité formelle de la reprise obligatoire des dispositions légales.
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I.- DÉFINITION ET CONTENU
C’est le moyen par lequel une partie fait connaître à l’expert ses « observations » et/ou ses « réclamations ». Il n’est pas obligatoirement écrit, cependant il est tel, la majorité des cas, ne serait-ce que pour se ménager la preuve que son contenu a été communiqué à l’expert, l’obligeant alors à « le prendre en considération ».
Tel est ce que nous dit l’article
276 du CPC.
L’expert doit prendre en considération les observations ou réclamations des parties, et lorsqu’elles sont écrites, les joindre à son avis si les parties le demandent. |
On relève aussi le verbe : devoir. Ce qui n’empêche pas l’expert de commenter l’observation d’une partie par :
« bonne note a été prise de ces observations dans le rapport »
ou
« ce point n’appelle pas de commentaire de la part de l’expert ».
Intellectuellement, le dire doit constituer « un véritable apport à la réflexion de l’expert » et être essentiellement consacré « à des observations ou des à des suggestions de nature à enrichir le champ de la recherche technique entreprise »[1].
Les juges du fond sont évidemment attentifs à la reprise (ou simple prise en considération) par l’expert des observations des parties[2] puisqu’il s’agit pour eux de justifier que le principe du contradictoire, dont ils sont les gardiens, a été respecté[3].
Evidemment, l’expert ne prendra en compte que les dires des parties et non des tiers[4].
Si les avocats ne manquent pas de protester quand l’expert « fait du droit », eux-mêmes doivent « nécessairement s’abstenir de développements d’ordre juridique dont l’appréciation ressort de la compétence exclusive du juge »[5], ce qui n’empêchera pas l’expert de réaliser des constatations matérielles dans un contrat par exemple, ou de proposer l’imputation d’une responsabilité sur la base de constatations techniques[6].
Le dire récapitulatif
C’est l’alinéa 3 de l’article 276 du CPC qui en fait mention :
Lorsqu’elles sont écrites, les dernières observations ou réclamations des parties doivent rappeler sommairement le contenu de celles qu’elles ont présentées antérieurement. A défaut elles sont réputées abandonnées par les parties. Ainsi que le font remarquer à juste titre les auteurs du GUIDE PRATIQUE DE L’EXPERTISE, « Les observations sont celles qui sont adressées à l’expert à l’issue de la diffusion de la note synthèse préalable au dépôt du rapport et que consacrent désormais pratiquement toutes les conventions intervenues entre les cours d’appel, les barreaux et les compagnies d’experts. » |
Pour éviter les répliques infinies les auteurs de ce guide encouragent les experts à :
· imposer aux parties une date limite pour déposer leur dernier dire ;
· rappeler aux parties que les dires et observations récapitulatives « ne sont pas destinés à organiser un débat entre avocats ».
II.- LA PLACE DU DIRE AU COURS DE L’EXPERTISE
A.- Soumission aux délais
a. Le tempo de l’expertise est imposé par l’expert sous la surveillance du tribunal – art. 276 § 2 du CPC
Les parties ne doivent pas confondre débat judiciaire et débat(s) technique(s) conditionnant le débat judiciaire. L’expert va donc fixer des délais, et agir un peu comme un juge de la mise en état, pour l’échange des dires.
« …lorsque l’expert a fixé aux parties un délai pour formuler leurs observations ou réclamations, il n’est pas tenu de prendre en compte celles qui auraient été faites après l’expiration de ce délai, à moins qu’il n’existe une cause grave dûment justifiée, auquel cas il en fait rapport au juge. » |
On en trouve une illustration dans un arrêt. Evidemment, la partie adverse est hors délai lorsqu’elle adresse son dire réponse cinq jours plus tard. La Cour rejette la nullité, non sans rappeler les règles qui gouvernent la nullité d’une expertise (nécessité d’un grief)[7][8], en indiquant que le demandeur à la nullité n’invoque aucune cause grave l’ayant empêché de déposer son dire avant la date limite fixée par l’expert qui n’avait donc pas l’obligation de l’accepter. Même si en l’espèce la décision (cf. note n° 7) ne précise pas la teneur de chacun des dires, la cour le relève que la partie qui s’est plainte, avait déjà adressé deux dires et que le débat central (bateau vendu neuf alors qu’il était d’occasion, avec des vices le rendant impropre à un usage normal) avait déjà été traité.
L’article 276 § 2 laisse place à l’imagination de l’expert afin qu’il puisse lutter contre le dilatoire qui nuit à son travail et à la Justice.
Les experts peuvent donc prendre en compte les dires hors délais s’ils ont été provoqués par un dire adverse en dernier jour…même si l’essentiel de l’expertise a pu être déjà joué, a fortiori si l’adversaire qui a provoqué le retard de l’autre a relancé les opérations en limite de délai. Là-dessus les expert ont toute latitude.
Lorsque l’expert fixera une date limite pour que les parties déposent leur dernier dire après sa note de synthèse encore appelée pré-rapport, bien évidemment le délai expirera le jour que qu’il aura fixé à minuit.
L’annexion du dire au rapport ne suffit pas. Si donc le délai est respecté il est de l’obligation de l’expert d’apporter une suite à ce dire (le juges mentionnent volontiers l’expression « obligation d’y répondre »), sinon il s’expose à ce que la nullité de son rapport soit prononcée au cas où la réclamation dont il n’a pas tenu compte pouvait orienter le « résultat » de l’expertise, même si l’expert a annexé cette réclamation à son rapport.[9]
b. Le juge n’aime pas le dilatoire
Il appartient à chaque partie d’anticiper et d’agir, surtout après le pré-rapport : « La demande initiale de X… visait l'installation de gaz et le local chaufferie, le dysfonctionnement de la VMC, la non-conformité de l'installation électrique et l'enlèvement du gravier dans la cour intérieure.
A… a déposé son pré-rapport le 20 novembre 2020 et n'a reçu aucun dire de la part de X…, pas plus qu'il a été interrogé sur une extension de sa mission.
De plus, l'expert a précisé, dans une réponse au dire de Me M (avocat de l'EURL www Immobilier) qu'il ne sollicitait aucune extension de mission.
X… produit aux débats un constat d'huissier de Me C en date du 6 novembre 2020, des photographies, un rapport d'expertise KSD qui établissent l'existence de fissures.
Il ne justifie cependant pas de l'état du bien sur ces faits au jour de l'achat en 2015.
La demande d'extension de la mission de l'expert n'est donc pas suffisamment étayée.
De plus elle est tardive et ne ferait que retarder le dépôt du rapport.
X… doit donc être débouté.
L'ordonnance entreprise sera confirmée. » [10]
c. Le tempo de l’expert
Il n’est pas évidemment obligé de « prendre en considération » immédiatement les dires contenant des observations. Différents sont les dires contenant des réclamations, qui généralement doivent être traités à réception et à chaque fois sa réponse devra, évidemment être motivée.
B.- Le respect du contradictoire.
Les opérations d’expertise doivent donc être contradictoires…L’expert devra convoquer toutes les parties, adresser ses notes…à toutes les parties, vérifier que les pièces versées durant ses opérations ont été reçues par toutes les parties et qu’elles ont donc été à même d’être débattues.
Si tout s’est bien passé on retrouvera souvent dans les décisions le passage suivant : « La cour observe à titre préliminaire que l'ensemble des argumentations des parties a été soumis aux contradictoire des investigations de l'expertise judiciaire dont la validité n'est pas remise en cause, notamment l'ensemble des dires transmis à l'expert par chacune des parties qui sont retranscrits dans le rapport déposé.
Le rapport de l'expert propose des réponses circonstanciées et argumentées aux discussions des parties et aux derniers dires à la suite de l'envoi du pré-rapport, notamment sur etc. »[11]
De même on pourra lire dans la décision :
« (…) le rapport d'expertise judiciaire Y… est contradictoire à l'égard de toutes les parties qui ont été mises en situation de formuler tous dires utiles à la suite du pré-rapport que leur avait adressé expert. »
ou bien encore, dans la même décision :
« Il est dès lors retenu que X…, qui n'a d'ailleurs formalisé aucun dire sur ce point précis à la suite de l'envoi du pré-rapport, n'apporte pas d'éléments suffisants pour contredire l'avis [de l’expert Y] concernant spécialement la consolidation du 12 novembre 2012. »[12]
Pourtant, si vous estimez que tout ne s’est pas formellement bien passé durant l’expertise et que cette irrégularité a porté préjudice à votre client[13], rappelez-vous que devant le juge, votre demande de nullité doit être selon l’article 112 du code de procédure civile, soulevée avant de débattre du fond du rapport sous peine de l’avoir couverte[14].
J’espère vous avoir objectivement et en pratique, éclairé sur les questions principales entourant le dire. Mes remerciements aux Editions LAMY, à LEXTENSO et à LEGIFRANCE.
[1] Guide pratique de l’expertise de Justice Lauvin J. Caron J.-C. MAI 2021
[2] CA TOULOUSE 2ème chambre 17 mars 2021 RG 12/01525 « Il sera toutefois observé que l'expert a pris soin dans son rapport, de reprendre les avis circonstanciés de chacune des parties, et en particulier celui de la société X de la page 101 à la page 111, les nombreux dires des parties, par lesquels elles se rejetaient la responsabilité, ayant en conséquence été contradictoirement débattus durant les opérations d'expertise. »
[3] Art. 16 du code de procédure civile.
[4] CA DOUAI 1ère ch. section 1 du 15/11/2018 RG n° 17/04985.
[5] Le guide de l’expertise judiciaire cf. note de bas de page n° 1
[6] CA TOULOUSE cf. supra 17 mars 2021 : « La cour suivra les conclusions de l'expert en ce qu'il propose de retenir la responsabilité la société Y non pas pour ne pas avoir prévu un cablage en dur, mais pour avoir rendu cette manipulation accessible au niveau opérateur, alors qu'elle était susceptible d'entrainer un dépassement du différentiel de pression maximum prescrit par le constructeur et devait être utilisé à titre exceptionnel, et dans des conditions particulières, ce qui aurait du la conduire à ne permettre ce forçage qu'en mode régleur(…)
L'expert a considéré que la responsabilité de la survenance du sinistre devait être imputée pour partie et secondairement, à la société SEPOC qui aurait pu et du, dans la cadre de sa mission de vérification de la conformité technique des études vis à vis des engagements contractuels etc. »
[7] « Les irrégularités affectant le déroulement des opérations d'expertise sont sanctionnées par les dispositions de l'article 175 du code de procédure civile, qui renvoie aux règles régissant les nullités des actes de procédure.
Il en résulte qu'il appartient à celui qui invoque l'inobservation d'une formalité substantielle, sanctionnée par une nullité pour vice de forme, de démontrer l'existence d'un grief causé par l'irrégularité qu'il invoque. » CA REIMS, 1ère Chambre section civile 15/12/2020 RG n° 19/02334, cf. également CA NANCY 20/10/2019 RG 18/01378. Voir également 3ème civ. 25/05/1976, n° 75-10.259, publié au bull.
[8] CA FORT DE FRANCE, Ch. civile, 08 mars 2022 RG n° 20/00513.
[9] CA PARIS, Pôle 2 ch. 5, 05/09/2017 n° 16/12701.
[10] CA GRENOBLE 2ème ch. 12 avril 2022, RG n° 21/02988.
[11] CA MONTPELLIER 04/01/2022 RG n° 18/05663.
[12] CA AMIENS 1ère ch. civ, 11/01/2022 RG n° 20/03115.
[13] Cass. 3e civ., 03/10/1991 n°89-12.943 Bull civ III n° 227 ; Cass. 3e civ., 25/05/1976 n° 75-10.259 Bull. civ. III n° 228
[14] Cass. soc., 18/02/1981 n° 79-41.043 à 79-41.049, Bull. civ. V, n° 135.