mardi 23 janvier 2024

Attention aux clauses du bail imposant des formalités de cession du fonds de commerce !

 

Dans cette affaire, une cession de fonds de commerce est régularisée par acte sous seing privé, contresigné par l’avocat des toutes les parties à l’acte.

Or le bail contenait une clause aux termes de laquelle « toute cession » devra être « réalisée par acte authentique auquel le bailleur sera appelé et une dont une grosse sera délivrée sans frais".

Aussi cette clause n’a-t-elle pas été respectée.

La bailleresse, qui a assigné cédante et cessionnaire, demande aux juges du fond de ne pas lui déclarer cette cession opposable …ce qui a pour effet évidemment de faire du cessionnaire du fonds, un occupant sans droit ni titre. Elle demande également l’acquisition de la clause résolutoire, après avoir délivré un congé avec refus de renouvellement dont elle demande également l’entérinement.

Les juges du fond vont donner tort à la bailleresse qui avait écrit à l’avocat rédacteur préalablement à la cession, en lui demandant de bien rappeler les clauses du bail aux parties et être respectées dans leur intégralité. Cependant pour en avoir conclu que l’écrit valait ainsi renoncement de la bailleresse à se prévaloir de la clause obligeant à passer la cession par acte authentique, les juges du fond vont être censurés, la Cour de cassation estimant qu’il n’y avait dans le courrier « aucune renonciation claire et expresse de la bailleresse à se prévaloir de la clause du bail » reprochant ainsi à la Cour d’appel d’avoir « dénaturé les termes clairs et précis » de la clause.

Comme l’a fait remarquer un commentateur de cet arrêt, finalement dans sa lettre la bailleresse ne faisait qu’appuyer sa volonté de faire respecter les clauses du bail…TOUTES les clauses, et rien d’autre.

3ème civ., 7 septembre 2022 n° 21-17.750 inédit

mardi 14 novembre 2023

La clause résolutoire définitivement acquise et le caractère inopérant de la mauvaise foi lors de sa mise en oeuvre...

 Cass. 3ème civ., 26 octobre 2023 n° 22-16216 B


C. com. L. 145-41 :" Toute clause insérée dans le bail prévoyant la résiliation de plein droit ne produit effet qu'un mois après un commandement demeuré infructueux. Le commandement doit, à peine de nullité, mentionner ce délai.

Les juges saisis d'une demande présentée dans les formes et conditions prévues à l'article 1343-5 du code civil peuvent, en accordant des délais, suspendre la réalisation et les effets des clauses de résiliation, lorsque la résiliation n'est pas constatée ou prononcée par une décision de justice ayant acquis l'autorité de la chose jugée. La clause résolutoire ne joue pas, si le locataire se libère dans les conditions fixées par le juge."

Dans cette affaire le juge des référés octroie des délais de paiement de 24 mois à un locataire et suspend les effets de la clause résolutoire dans des termes tout à fait classiques. Son ordonnance devient évidemment définitive, le locataire ayant eu gain de cause.

Tout le monde connait les sanctions qui s'attachent au non respect des délais accordés.

Le locataire ne respecte pas les délais, et il lui reste donc un solde locatif à payer. Il est expulsé sur le fondement de ces manquements dans l'exécution des prescriptions de l'ordonnance.

Le locataire attaque l'expulsion et se plaint auprès de la justice qu'au jour de son expulsion il ne devait plus qu'une somme minime au regard de sa dette de départ qui était élevée, et que de plus il avait, à un moment donné, payé plus rapidement que prévu une grande partie de sa dette.

Il en conclut que le bailleur l'a expulsé à tort en faisant jouer la clause résolutoire de mauvaise foi.

La Cour d'appel lui donne raison, mais son arrêt est réformé par la Cour de Cassation.

Au regard de l'article 145-41 du code de commerce il n'y a, si l'ordonnance de référé définitive n'a pas été respectée à la lettre par le locataire, plus de possibilité pour le locataire d'invoquer la mauvaise foi du bailleur. Le bailleur peut exécuter sans crainte ladite ordonnance et procéder à l'expulsion du locataire, devenu occupant sans droit ni titre.

Observations: bien évidemment tout cela sous réserve de la réalité de la non-exécution complète de l'ordonnance. Cette décision ne se comprends que si l'on retient que le locataire avait obtenu ses délais de paiement qu'il avait demandés, sans soulever la mauvaise foi existante lors de la délivrance du commandement. On peut y voir une renonciation à invoquer la mauvaise foi. Le locataire se trouve dans la même position que le bailleur qui, connaissant l'infraction du locataire renouvelle le bail : il ne peut plus invoquer cette infraction. Là le locataire demande des délais en premier lieu, il ne peut plus se prévaloir d'un vice de fond du commandement en ayant implicitement renoncé à l'invoquer, "vice de fond" que constitue la mauvaise foi. On suppose qu'il connaissait ou était sensé connaître les raisons de la mauvaise foi.

Il n'y a donc place pour la mauvaise foi du bailleur en matière de clause résolutoire, qu'avant toute demande de délais et de suspension des effets de la clause résolutoire de la part du locataire.


mardi 31 octobre 2023

Un aspect de l'expertise judiciaire, souvent ordonnée en matière de baux commerciaux

 

LE DIRE AU COURS DE L’EXPERTISE

EN PROCÉDURE CIVILE

 

Par Maître Eric DESLANDES, Avocat au Barreau de Paris.

 

Le dire est le vecteur principal par lequel l’avocat d’une partie s’exprime auprès de l’expert judiciaire et à ce titre, est un élément important de ce temps décisif constitué par les opérations d’expertise.

J’ai voulu illustrer mes modestes propos par des décisions en vous rapportant ce que les magistrats du fond sont, au quotidien, amenés à considérer à propos des dires, tant sur leur contenu, que sur leur communication tardive ou absente. Cette volonté de rapporter des informations pratiques vise bien évidemment à compenser l’aridité formelle de la reprise obligatoire des dispositions légales.

 

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I.- DÉFINITION ET CONTENU

 C’est le moyen par lequel une partie fait connaître à l’expert ses « observations » et/ou ses « réclamations ». Il n’est pas obligatoirement écrit, cependant il est tel, la majorité des cas, ne serait-ce que pour se ménager la preuve que son contenu a été communiqué à l’expert, l’obligeant alors à « le prendre en considération ».

Tel est ce que nous dit l’article 276 du CPC.

L’expert doit prendre en considération les observations ou réclamations des parties, et lorsqu’elles sont écrites, les joindre à son avis si les parties le demandent.

On relève aussi le verbe : devoir. Ce qui n’empêche pas l’expert de commenter l’observation d’une partie par :

« bonne note a été prise de ces observations dans le rapport »

ou

« ce point n’appelle pas de commentaire de la part de l’expert ».

Intellectuellement, le dire doit constituer « un véritable apport à la réflexion de l’expert » et être essentiellement consacré « à des observations ou des à des suggestions de nature à enrichir le champ de la recherche technique entreprise »[1].

Les juges du fond sont évidemment attentifs à la reprise (ou simple prise en considération) par l’expert des observations des parties[2] puisqu’il s’agit pour eux de justifier que le principe du contradictoire, dont ils sont les gardiens, a été respecté[3].

Evidemment, l’expert ne prendra en compte que les dires des parties et non des tiers[4].

Si les avocats ne manquent pas de protester quand l’expert « fait du droit », eux-mêmes doivent « nécessairement s’abstenir de développements d’ordre juridique dont l’appréciation ressort de la compétence exclusive du juge »[5], ce qui n’empêchera pas l’expert de réaliser des constatations matérielles dans un contrat par exemple, ou de proposer l’imputation d’une responsabilité sur la base de constatations techniques[6].

 

Le dire récapitulatif

C’est l’alinéa 3 de l’article 276 du CPC qui en fait mention :

Lorsqu’elles sont écrites, les dernières observations ou réclamations des parties doivent rappeler sommairement le contenu de celles qu’elles ont présentées antérieurement. A défaut elles sont réputées abandonnées par les parties.

Ainsi que le font remarquer à juste titre les auteurs du GUIDE PRATIQUE DE L’EXPERTISE, « Les observations sont celles qui sont adressées à l’expert à l’issue de la diffusion de la note synthèse préalable au dépôt du rapport et que consacrent désormais pratiquement toutes les conventions intervenues entre les cours d’appel, les barreaux et les compagnies d’experts. »

Pour éviter les répliques infinies les auteurs de ce guide encouragent les experts à :

·       imposer aux parties une date limite pour déposer leur dernier dire ;

·       rappeler aux parties que les dires et observations récapitulatives « ne sont pas destinés à organiser un débat entre avocats ».

 

II.- LA PLACE DU DIRE AU COURS DE L’EXPERTISE

 

A.- Soumission aux délais

 

a. Le tempo de l’expertise est imposé par l’expert sous la surveillance du tribunal – art. 276 § 2 du CPC

Les parties ne doivent pas confondre débat judiciaire et débat(s) technique(s) conditionnant le débat judiciaire. L’expert va donc fixer des délais, et agir un peu comme un juge de la mise en état, pour l’échange des dires.

« …lorsque l’expert a fixé aux parties un délai pour formuler leurs observations ou réclamations, il n’est pas tenu de prendre en compte celles qui auraient été faites après l’expiration de ce délai, à moins qu’il n’existe une cause grave dûment justifiée, auquel cas il en fait rapport au juge. »

 Hypothèse où une partie adresse son dire en dernier jour.

On en trouve une illustration dans un arrêt. Evidemment, la partie adverse est hors délai lorsqu’elle adresse son dire réponse cinq jours plus tard. La Cour rejette la nullité, non sans rappeler les règles qui gouvernent la nullité d’une expertise (nécessité d’un grief)[7][8], en indiquant que le demandeur à la nullité n’invoque aucune cause grave l’ayant empêché de déposer son dire avant la date limite fixée par l’expert qui n’avait donc pas l’obligation de l’accepter. Même si en l’espèce la décision (cf. note n° 7) ne précise pas la teneur de chacun des dires, la cour le relève que la partie qui s’est plainte, avait déjà adressé deux dires et que le débat central (bateau vendu neuf alors qu’il était d’occasion, avec des vices le rendant impropre à un usage normal) avait déjà été traité.

L’article 276 § 2 laisse place à l’imagination de l’expert afin qu’il puisse lutter contre le dilatoire qui nuit à son travail et à la Justice.

Les experts peuvent donc prendre en compte les dires hors délais s’ils ont été provoqués par un dire adverse en dernier jour…même si l’essentiel de l’expertise a pu être déjà joué, a fortiori si l’adversaire qui a provoqué le retard de l’autre a relancé les opérations en limite de délai. Là-dessus les expert ont toute latitude.

Lorsque l’expert fixera une date limite pour que les parties déposent leur dernier dire après sa note de synthèse encore appelée pré-rapport, bien évidemment le délai expirera le jour que qu’il aura fixé à minuit.

L’annexion du dire au rapport ne suffit pas. Si donc le délai est respecté il est de l’obligation de l’expert d’apporter une suite à ce dire (le juges mentionnent volontiers l’expression « obligation d’y répondre »), sinon il s’expose à ce que la nullité de son rapport soit prononcée au cas où la réclamation dont il n’a pas tenu compte pouvait orienter le « résultat » de l’expertise, même si l’expert a annexé cette réclamation à son rapport.[9]

 

b. Le juge n’aime pas le dilatoire

 

Il appartient à chaque partie d’anticiper et d’agir, surtout après le pré-rapport : « La demande initiale de X… visait l'installation de gaz et le local chaufferie, le dysfonctionnement de la VMC, la non-conformité de l'installation électrique et l'enlèvement du gravier dans la cour intérieure.

A… a déposé son pré-rapport le 20 novembre 2020 et n'a reçu aucun dire de la part de X…, pas plus qu'il a été interrogé sur une extension de sa mission.

De plus, l'expert a précisé, dans une réponse au dire de Me M (avocat de l'EURL www Immobilier) qu'il ne sollicitait aucune extension de mission.

X… produit aux débats un constat d'huissier de Me C en date du 6 novembre 2020, des photographies, un rapport d'expertise KSD qui établissent l'existence de fissures.

Il ne justifie cependant pas de l'état du bien sur ces faits au jour de l'achat en 2015.

La demande d'extension de la mission de l'expert n'est donc pas suffisamment étayée.

De plus elle est tardive et ne ferait que retarder le dépôt du rapport.

X… doit donc être débouté.

L'ordonnance entreprise sera confirmée. » [10]

 

c. Le tempo de l’expert

Il n’est pas évidemment obligé de « prendre en considération » immédiatement les dires contenant des observations. Différents sont les dires contenant des réclamations, qui généralement doivent être traités à réception et à chaque fois sa réponse devra, évidemment être motivée.

 

B.- Le respect du contradictoire.

 

Les opérations d’expertise doivent donc être contradictoires…L’expert devra convoquer toutes les parties, adresser ses notes…à toutes les parties, vérifier que les pièces versées durant ses opérations ont été reçues par toutes les parties et qu’elles ont donc été à même d’être débattues.

Si tout s’est bien passé on retrouvera souvent dans les décisions le passage suivant : « La cour observe à titre préliminaire que l'ensemble des argumentations des parties a été soumis aux contradictoire des investigations de l'expertise judiciaire dont la validité n'est pas remise en cause, notamment l'ensemble des dires transmis à l'expert par chacune des parties qui sont retranscrits dans le rapport déposé.

Le rapport de l'expert propose des réponses circonstanciées et argumentées aux discussions des parties et aux derniers dires à la suite de l'envoi du pré-rapport, notamment sur etc. »[11]

De même on pourra lire dans la décision :

« (…) le rapport d'expertise judiciaire Y… est contradictoire à l'égard de toutes les parties qui ont été mises en situation de formuler tous dires utiles à la suite du pré-rapport que leur avait adressé expert. »

ou bien encore, dans la même décision :

« Il est dès lors retenu que X…, qui n'a d'ailleurs formalisé aucun dire sur ce point précis à la suite de l'envoi du pré-rapport, n'apporte pas d'éléments suffisants pour contredire l'avis [de l’expert Y] concernant spécialement la consolidation du 12 novembre 2012. »[12] 

 

Pourtant, si vous estimez que tout ne s’est pas formellement bien passé durant l’expertise et que cette irrégularité a porté préjudice à votre client[13], rappelez-vous que devant le juge, votre demande de nullité doit être selon l’article 112 du code de procédure civile, soulevée avant de débattre du fond du rapport sous peine de l’avoir couverte[14].

J’espère vous avoir objectivement et en pratique, éclairé sur les questions principales entourant le dire. Mes remerciements aux Editions LAMY, à LEXTENSO et à LEGIFRANCE.



[1] Guide pratique de l’expertise de Justice Lauvin J. Caron J.-C. MAI 2021

[2] CA TOULOUSE 2ème chambre 17 mars 2021 RG 12/01525 « Il sera toutefois observé que l'expert a pris soin dans son rapport, de reprendre les avis circonstanciés de chacune des parties, et en particulier celui de la société X de la page 101 à la page 111, les nombreux dires des parties, par lesquels elles se rejetaient la responsabilité, ayant en conséquence été contradictoirement débattus durant les opérations d'expertise. »

 [3] Art. 16 du code de procédure civile.

[4] CA DOUAI 1ère ch. section 1 du 15/11/2018 RG n° 17/04985.

[5] Le guide de l’expertise judiciaire cf. note de bas de page n° 1

[6] CA TOULOUSE cf. supra 17 mars 2021 : « La cour suivra les conclusions de l'expert en ce qu'il propose de retenir la responsabilité la société Y non pas pour ne pas avoir prévu un cablage en dur, mais pour avoir rendu cette manipulation accessible au niveau opérateur, alors qu'elle était susceptible d'entrainer un dépassement du différentiel de pression maximum prescrit par le constructeur et devait être utilisé à titre exceptionnel, et dans des conditions particulières, ce qui aurait du la conduire à ne permettre ce forçage qu'en mode régleur(…)

L'expert a considéré que la responsabilité de la survenance du sinistre devait être imputée pour partie et secondairement, à la société SEPOC qui aurait pu et du, dans la cadre de sa mission de vérification de la conformité technique des études vis à vis des engagements contractuels etc. »

[7] « Les irrégularités affectant le déroulement des opérations d'expertise sont sanctionnées par les dispositions de l'article 175 du code de procédure civile, qui renvoie aux règles régissant les nullités des actes de procédure.

Il en résulte qu'il appartient à celui qui invoque l'inobservation d'une formalité substantielle, sanctionnée par une nullité pour vice de forme, de démontrer l'existence d'un grief causé par l'irrégularité qu'il invoque. » CA REIMS, 1ère Chambre section civile 15/12/2020 RG n° 19/02334, cf. également CA NANCY 20/10/2019 RG 18/01378. Voir également 3ème civ. 25/05/1976, n° 75-10.259, publié au bull.

 [8] CA FORT DE FRANCE, Ch. civile, 08 mars 2022 RG n° 20/00513.

[9] CA PARIS, Pôle 2 ch. 5, 05/09/2017 n° 16/12701.

[10] CA GRENOBLE 2ème ch. 12 avril 2022, RG n° 21/02988.

[11] CA MONTPELLIER 04/01/2022 RG n° 18/05663.

[12] CA AMIENS 1ère ch. civ, 11/01/2022 RG n° 20/03115.

[13] Cass. 3e civ., 03/10/1991 n°89-12.943 Bull civ III n° 227 ; Cass. 3e civ., 25/05/1976 n° 75-10.259 Bull. civ. III n° 228

[14] Cass. soc., 18/02/1981 n° 79-41.043 à 79-41.049, Bull. civ. V, n° 135.